Signé il y a 60 ans, le traité de Rome a donné naissance à l’Union européenne moderne. Le 25 mars 2017, les chefs de gouvernement de l’Union européenne se sont réunis dans la magnifique salle Degli Orazi e Curiazi du Palais des Conservateurs de Rome pour faire une déclaration solennelle d’unité. Le moment a été chargé d’émotion, dans un contexte plutôt compliqué pour l’Union : exactement 60 ans plus tôt, alors que les foules qui attendaient se blottissaient sous les parasols sur la Piazza del Campidoglio à l’extérieur, des plénipotentiaires de six pays d’Europe occidentale (France, Allemagne occidentale, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) étaient réunis dans la même salle pour signer le Traité de Rome… un traité qui a établi les institutions qui constituaient la Communauté économique européenne, à savoir la Commission européenne, le Conseil des ministres, le Parlement européen et la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE). Un deuxième traité signé ce jour-là a créé la Communauté européenne de l’énergie atomique, intégrée par la suite à l’UE. Focus sur le plus connu des traités européens !
Le traité de Rome : rendre la guerre impensable, mais aussi matériellement impossible
Suite logique de la constitution de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) créée par les six pays à Paris en 1951, le traité de Rome est une étape décisive dans la construction de l’Europe d’après-guerre. En réunissant dans un premier temps la production industrielle sous une autorité centralisée, la CECA était, selon Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, destinée à rendre la guerre « non seulement impensable, mais matériellement impossible ». Elle devait également ouvrir la voie à des formes d’intégration beaucoup plus profondes entre les six pays, face à la bipolarisation du monde entre le géant russe et le mastodonte américain. En 1954, l’opposition des parlementaires français tua une proposition de Communauté européenne de défense, après quoi les gouvernements concentrèrent leurs efforts sur l’économie et le commerce, secteurs où les synergies sont plus évidentes. Lors d’une conférence à Messine, en Sicile, en 1955, les six gouvernements ont convenu d’établir une union douanière européenne et un marché commun. Un rapport ultérieur de Paul-Henri Spaak, illustre homme politique belge, a fourni la feuille de route. C’est ainsi qu’ont été jetées les bases du traité de Rome.
Cet accord majeur a établi des formes de coopération internationale qui vont bien au-delà des arrangements intergouvernementaux bien connus de la plupart des diplomates. Le Conseil des ministres et le Parlement européen ont conservé des rôles décisionnels, respectivement pour les gouvernements et les parlements nationaux, mais la Commission européenne s’est vu accorder une autorité indépendante, avec le pouvoir exclusif de proposer des lois européennes et l’obligation d’en surveiller la mise en œuvre. La CJCE devait se transformer, avec le plein consentement des États membres, en autorité judiciaire suprême de l’Europe, et les codes juridiques nationaux devaient être progressivement transformés par les engagements pris dans la capitale italienne. Les futurs traités ont étendu les pouvoirs de chacune de ces institutions, toujours dans l’engagement pris à Rome d’œuvrer pour une union toujours plus étroite entre les peuples d’Europe. Pour ceux que l’on appelle aujourd’hui les Europhiles, le traité de Rome marque le moment où les Européens ont compris que la préservation de la paix et de la prospérité du continent exigeait un sacrifice de la souveraineté nationale et un engagement envers des institutions communes. L’idée dominante au milieu du siècle dernier était que l’intégration économique précéderait la couleur politique. Les rêves des fédéralistes ont toutefois été contrariés à maintes reprises devant le sentiment nationaliste. Pour les eurosceptiques, le traité a été le « péché originel » de l’UE. La Grande-Bretagne a longtemps été le chef de file de deux qui voyaient l’UE d’un œil peu convaincu, et le Brexit qui bat son plein aujourd’hui constitue le prolongement ultime de cette posture. Après la signature du traité, le Manchester Guardian adopta un point de vue magnanime, arguant que la Communauté du charbon et de l’acier avait « frappé l’Angleterre dans les tibias ».
Le traité de Rome : paver la voie vers l’union politique
La toute nouvelle institution était une union douanière. En conséquence, la CEE était surtout un marché commun, dans la mesure où les pays membres avaient convenu de démanteler toutes les barrières tarifaires sur une période transitoire de 12 ans. Compte tenu du succès économique de la libéralisation des échanges commerciaux et de l’adhésion majoritaire à l’idée de la mondialisation, le délai de transition a été raccourci et, en juillet 1968, tous les droits de douane entre les États de la CEE ont été abrogés. Dans le même temps, un tarif commun a été établi pour tous les produits en provenance de pays tiers. En réalité, le marché commun signifiait exclusivement la libre circulation des marchandises. La libre circulation des personnes, des capitaux et des services restait soumise à de nombreuses restrictions. Il a fallu attendre l’Acte unique européen, paraphé en 1987, pour qu’une impulsion définitive soit donnée à la création d’un véritable marché unique. C’est ce qui a donné naissance au traité sur l’Union européenne en 1992. L’autre accord essentiel inclus dans le traité de Rome était l’adoption d’une politique agricole commune (PAC), encore en vigueur aujourd’hui. Pour l’essentiel, la PAC a instauré un marché libre des produits agricoles à l’intérieur de la CEE et a mis en place des politiques protectionnistes qui garantissent des revenus suffisants aux agriculteurs européens en évitant la concurrence des produits des pays tiers par la garantie des prix agricoles. Dans le but de financer la PAC, le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) a été créé en 1962. La PAC a continué à absorber la majeure partie du budget communautaire et sa réforme a longtemps soulevé les débats partout sur le Vieux Continent, notamment à l’approche des élections.
Le Traité de Rome a également établi l’interdiction des monopoles, certaines politiques communes de transport et l’octroi de certains privilèges commerciaux aux territoires coloniaux, que l’on désigne aujourd’hui par l’Outre-mer, des États membres. Il a également marqué le triomphe d’une approche plus réaliste et plus progressive de la construction européenne face aux nationalismes d’un côté, puis face aux ambitieux fédéralistes de l’autre. Cette vision centriste a été incarnée par Jean Monnet. L’échec de la CED a démontré que d’énormes obstacles se dressaient sur le chemin de la construction finale d’une union politique. En conséquence, la nouvelle stratégie a cherché à adopter un processus d’intégration qui a progressivement incorporé divers secteurs économiques et qui a établi des institutions supranationales aux compétences de plus en plus politiques. Dès sa création, la CEE s’est appuyée sur une série d’institutions : la Commission européenne, l’Assemblée européenne qui deviendra le Parlement européen, la Cour de justice et le Comité économique et social, dont les compétences ont été élargies et modifiées dans les divers accords et traités qui ont suivi le traité de Rome. En résumé, un long processus s’est mis en branle dans lequel l’intégration économique progressive ouvrait la voie à l’objectif à long terme : l’union politique. Le traité instituant l’EURATOM a tenté de créer les conditions nécessaires au développement d’une industrie nucléaire forte. C’était beaucoup moins important que le traité qui a donné naissance à la CEE. Là encore, par glissement sémantique, lorsque l’on parle des traités de Rome (car il y en a eu deux), on se réfère, à tort, à celui qui a créé la CEE.
Le « problème britannique » et l’élargissement de la CEE en 1973
L’absence du Royaume-Uni a constitué le principal problème politique auquel la CEE a dû faire face dans ses premières années. Le gouvernement britannique avait en effet refusé de participer pour différentes raisons :
- L’importance de ses liens commerciaux, politiques et même émotionnels avec ses colonies et anciennes colonies, pour la plupart intégrées au Commonwealth qui devait rester l’organisation supranationale majeure pour les britanniques ;
- Son refus d’adhérer à une union douanière qui minerait son économie. Le gouvernement britannique a en effet défendu l’établissement d’une zone de libre-échange, dans laquelle les droits de douane intérieurs seraient abolis, mais en sauvegardant les compétences et la souveraineté des gouvernements nationaux qui pourraient adopter leurs propres tarifs douaniers à l’égard des pays tiers à l’Union ;
- Le fait que la Grande-Bretagne était totalement opposée à s’engager dans un projet dont l’objectif à long terme était de céder la souveraineté des États nationaux aux institutions européennes supranationales a lourdement pesé sur la balance. En d’autres termes, les Britanniques étaient, et beaucoup d’entre eux sont encore, très loin de l’objectif d’une union politique européenne… et ce n’est pas le Brexit qui contredira cette assertion.
Après l’échec des négociations d’intégration de la Grande-Bretagne dans la CEE, le gouvernement britannique a proposé la création de l’Association européenne de libre-échange, plus connue par son sigle « AELE ». La Suède, la Suisse, la Norvège, le Danemark, l’Autriche et le Portugal ont rejoint cette nouvelle organisation dans la foulée. Elle était loin de tout projet d’intégration politique et ne constituait qu’une simple zone de libre-échange au sens classique du terme. En très peu de temps, la Grande-Bretagne s’est rendu compte de son erreur. Alors que la CEE a connu une croissance économique spectaculaire et fulgurante avec des taux de croissance nettement supérieurs à ceux des États-Unis dans les années 1960, la Grande-Bretagne a accusé un ralentissement, voire une légère récession. C’est pourquoi, en août 1961, le Premier ministre britannique a demandé l’ouverture des négociations d’adhésion à la CEE. Cependant, après le début des négociations, le président français Charles De Gaulle a opposé son veto à l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE en 1963. Il était résolu à construire une Europe des patries qui deviendrait une troisième superpuissance entre les États-Unis et l’URSS, et se méfiait des liens étroits qui unissaient Londres et Washington. En 1967, lorsque le premier ministre travailliste britannique, Harold Wilson, a de nouveau demandé à rejoindre la CEE, le général français a de nouveau répondu par la négative.
Malgré son parti pris qui consistait à défendre une Europe forte devant les États-Unis et l’Union Soviétique, De Gaulle n’a jamais cru en une Europe politiquement unie. Selon lui, l’indépendance nationale de la France, le pays qu’il a tenté avec audace de maintenir dans un rôle de pouvoir régional et international, est une question non négociable. Le nationalisme de De Gaulle a provoqué la crise de la chaise vide en 1966 qui a paralysé la Communauté pendant sept mois et qui, finalement, s’est terminée par l’engagement du Luxembourg. La France a repris sa place au Conseil en échange du maintien du vote à l’unanimité lorsque des intérêts majeurs étaient en jeu. Il faut rappeler ici que la France a fait trois tentatives majeures pour construire des institutions européennes supranationales au cours des premières années de son intégration : la CECA en 1951, l’EDC – EPC en 1954 et la CEE – EURATOM en 1957. Si la CECA et la CEE – EURATOM ont été couronnées de succès, l’initiative EDC/EPC a rapidement été abandonnée. Les initiatives européennes françaises auraient pu conduire à un renforcement des institutions européennes lorsque le soutien politique interne était suffisant pour ratifier la proposition. Des facteurs externes ont affecté à la fois le calcul des intérêts et le coût politique intérieur. Seule la démission de De Gaulle en 1969 a ouvert la possibilité d’une adhésion britannique qui ne suscitait toujours pas l’unanimité, que ce soit dans les pays membres ou dans le Royaume. Après avoir surmonté la forte opposition d’une partie importante de l’opinion publique britannique qui semblait maintenir une position anti-européenne, les négociations ont pris fin en 1972. Le Royaume-Uni pouvait enfin rejoindre la CEE. Le Danemark et l’Irlande l’ont accompagné, signant la naissance de l’Europe des Neuf.